L’Europe est une terre de brasseurs: il semblerait donc logique que sa cuisine soit imprégnée du parfum de la bière. Mais l’Histoire n’est jamais aussi simple ! Même fille du pain, la bière est longtemps restée un produit à boire plutôt qu’à cuisiner, et son ascension vers le noble arsenal du cuisinier ne s’est pas faite sans peine…

Bière ou cervoise

La bière est une boisson très ancienne qu’on rattache au Néolithique, il y a 13 000 ans. L’agriculture n’est pas encore apparue mais les hommes se sont sédentarisés, au Proche Orient, dans le croissant fertile. On voit apparaître des produits à base de céréales, sous forme de galettes ou de bière, une boisson fermentée, riche en amidon. L’amidon se transforme en sucre, puis en alcool par le procédé de fermentation.

La cuisine à la bière est beaucoup plus récente, et c’est probablement dû à son histoire. A partir du Proche Orient, la bière se répand vers l’Afrique du Nord, l’Asie, et, aux alentours du 2e millénaire avant notre ère, vers l’Europe, en particulier l’Europe du Nord. Parce que le vin va rapidement tout monopoliser, surtout dans le Sud, là où pousse la vigne. Le christianisme va d’ailleurs le sacraliser, favorisant sa diffusion dans toute l’Europe christianisée. Le vin trouvera donc rapidement sa place dans la cuisine. Dans un recueil de recettes antiques datant du 4e siècle, on trouve déjà des recettes avec du vin.

Pour la bière, il faudra encore attendre. Les recueils de recettes médiévaux, qui sont très aristocratiques, utilisent essentiellement du vin pour mouiller les sauces, même ceux du Nord de l’Europe ou de Paris. On trouve seulement, en 1604, une recette de Lancelot de Casteau, maître queux des princes évêques de Liège, qui utilise de la cervoise.

La cervoise est une boisson fermentée sans houblon, contrairement à la bière, qui, dès le 9e-10e siècle, en contient.

Un certain snobisme

La bière va rester, en tout cas en France, la boisson de l’ennemi, de l’envahisseur.

L’avènement de la bière en tant qu’ingrédient

Aux 18e et 19e siècles, il y a très peu de recettes à la bière dans la Grande Cuisine française. Pourtant, vers 1720, un recueil de François Massialot, auteur du célèbre ‘Cuisinier royal et bourgeois’, propose des recettes de poisson ou d’écrevisses à la bière ‘à la polonoise’. Quelques années plus tôt, en effet, a eu lieu le mariage entre Louis XV et Marie Leszczynska, fille du roi de Pologne.

«On voit bien que cette très discrète présence de cuisine à la bière dans les recueils de cuisine française ne reflète absolument pas une manière de faire française, mais une petite mode de cour plutôt passagère», souligne Pierre Leclercq.

Quelques années plus tard, Vincent Lachapelle, qui a travaillé en Angleterre, ramènera quelques recettes à la bière ‘à l’angloise’.

On sait que dans le Nord de l’Europe, le peuple boit de la bière par nécessité, le vin étant beaucoup plus cher car venant de plus loin.

La bière dans la casserole

La cuisine à la bière, sous forme d’un chapitre dans un recueil de recettes ou d’un livre entier, est un phénomène de l’entre-deux-guerres, qui est, au départ, américain.

Il faut revenir à la fin de la Prohibition, en 1933. Les Etats-Unis permettent à nouveau la vente d’alcool et de bière. Mais les gens se méfient des méfaits de l’alcool.

Qui cuisine à la bière ?

En Belgique, on pourrait se dire que la cuisine à la bière est tout à fait naturelle. Or il est intéressant de noter que le grand cuisinier gantois Philippe Cauderlier, qui a édité ‘L’économie culinaire’ dans les années 1860, ne présente que 3 recettes à la bière : la carbonade flamande, le lapin brabançon et une soupe à la bière et au pain. Rien de wallon dans tout cela !

«Avant-guerre, on est avec zéro recette à la bière dans la culture culinaire wallonne. Peut-être que le peuple mettait de la bière dans le potage, mais on n’en trouve aucune trace, ni dans les recettes publiées dans les journaux, ni dans les recueils de recettes», observe Pierre Leclercq.

Ce n’est que dans les années 50 que la bière acquiert ses lettres de noblesse, lorsque le grand cuisinier Raoul Morleghem décide, dans un cadre diplomatique, de donner un cachet belge à sa cuisine.